La Réunion : le maloya

26 janvier 2002
12m 09s
Réf. 00601

Notice

Résumé :

Reportage consacré au maloya, cette musique des esclaves de la Réunion, née dans les plantations des canne à sucre, qui fut longtemps interdite . A La Réunion, comme dans l'ensemble des territoires français, l'esclavage a été aboli en 1848. Mais les anciens esclaves et leurs descendants n'y ont gagné leurs droits qu'au fil des décennies. Et si la République leur a rendu la liberté, elle a aussi nié leur culture. Longtemps, les créoles noirs de l'île n'ont pu jouer cette musique. Celui qui battait le "rouleur", tambour local, était passible d'une amende. Le maloya n'a enfin été autorisé qu'en 1981. Depuis, les vieux musiciens de l'île ont ressorti "rouleur", kayamb et triangle. Le maloya est à la mode et Granmoun Lele, Firmin Viry ou Daniel Waro sont devenus des stars. Interdite il y a peu, la musique des anciens esclaves est même enseignée à l'école.

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Date de diffusion :
26 janvier 2002
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Éclairage

La famille de Gramoun Lélé fait partie des familles les plus célèbres de la tradition maloya.

C'est dans les servis kabaré, cérémonie en hommage aux ancêtres que Julien Phileas dit Gramoun Lélé – comme beaucoup d'autres maloyeurs – perpétue et chante le maloya.

Cette pratique, « croyance en des esprits du sol » [1] est héritée de Madagascar : d'après une légende Mahafaly, c'est à la suite d'une faute grave que les hommes devinrent « invisibles mais continuèrent à vivre à la manière des vivants. » Ainsi, pour les Réunionnais qui véhiculent ces croyances, leurs ancêtres continueraient à vivre et conserveraient indemnes certains attributs humains ; manger, boire et danser sont les activités que les ancêtres affectionnent particulièrement et pour lesquelles ils sollicitent leurs parents sur terre.

Les offrandes aux ancêtres se font le jour du servis kabaré. C'est donc dans ce cadre rituel que le maloya se perpétue. Le maloya est un préliminaire à l'honneur qu'on peut faire aux ancêtres en leur proposant de danser et de se servir du corps des vivants pour s'incarner et revivre un instant la danse. C'est ce qui fait dire à beaucoup de personnes qui n'ont jamais fréquenté ces servis kabaré que le maloya « c'est de la sorcellerie ». Les stigmatisations de ces rituels sont le résultat des pratiques et discours de diabolisation opérés par la religion catholique dans les colonies qui, au nom de la sorcellerie, a aboli tous les cultes non foncièrement catholiques tels les cultes indiens avec la célèbre marche sur le feu mais surtout les servis kabaré. Le maloya résonnait alors comme une danse du diable qui n'avait pas droit de cité dans l'espace public. Ce qui lui valait notamment son caractère officieusement interdit jusqu'en 1981.

De plus, cette pratique héritée des esclaves se posait comme le témoin d'un passé dont le gouvernement français ne pouvait s'enorgueillir dans une époque de décolonisation et de révolte sociale.

Les années qui ont suivi la départementalisation des colonies françaises en 1946 voient émerger des revendications sociales et culturelles d'une jeunesse réunionnaise à qui l'on somme d'oublier son passé, sa culture. L'heure est à l'assimilation française. En réaction à cette politique de déculturation, des militants culturels tels que Danyel Waro, le groupe Ziskakan et son leader Gilbert Pounia, se sont mobilisés par leur musique et textes engagés contre l'oppression culturelle. C'est aussi cette époque et dans le sillage du parti communiste que le premier disque vinyle de maloya est publié en 1975 par Firmin Viry, autre figure emblématique du maloya.

À côté de ces acteurs culturels pro-maloya se crée un mouvement qui contribue à une folklorisation du maloya à travers le groupe kaloupilé qui donne à voir une version qualifiée d'édulcorée du maloya. Ils ont voyagé à travers l'Europe pour montrer cette version très fleurie du maloya [2]. C'est de cette époque qu'est née la qualification de maloya toupi caractérisant la manière qu'ont les danseuses de tourner très rapidement sur elles-mêmes telle une toupie.

[1] F.D. Champion. Le mariage des cultures à l'Île de la Réunion. Éd. Karthala. 2008.

[2] Marie Claude Lui Van Shang. Maloya les racines de la liberté. Ciné horizon. 1998

Florence Boyer

Transcription

(Bruit)
Journaliste
C’est une île du bout du monde, un confetti dans l’océan. Pendant des décennies, cette île n’avait guère changé. Depuis 15, 20 ans, on a découvert ici les voitures et leurs embouteillages, les marques et leurs enseignes colorées. En 20 ans, au tournant du siècle, ces paysages se sont transformés, La Réunion a bel et bien changé d’époque. La canne à sucre qui avait fait sa richesse s’est effondrée, une à une, les usines ont fermé.
(Bruit)
Journaliste
La distillerie Beaufonds à Saint-Benoît s’est éteinte il y a une dizaine d’années. C’est ici que travaillaient Granmoun et son ami Boulevard. Ils y ont passé leur vie côte à côte, l’un comme contremaître, l’autre comme simple ouvrier.
Boulevard
Vous voyez, il y a des trucs comme ça, de là, vous voyez là. Ça, on a monté ça au palan. Au palan et on tire fort. Maintenant, il y a plus, maintenant, il y a la grue qui le prend et qui fout ça en place et qui… Mais c’était, c’était agréable, ça fait du plaisir.
Journaliste
Granmoun, lui, a fini ici comme responsable de la turbine, un engin ultramoderne à l’époque mais aujourd’hui, à l’agonie. Une machine dont l’homme s’était faite une amie.
Granmoun
C’est une bonne turbine, il ne lui manque que la parole ! Vous arrivez au travail, elle tourne, si elle cale, elle vous dit qu’elle a calé, et la lumière s’éclaire en rouge, elle dit où se trouve le défaut. Mais à part ça, elle est comme vous et moi. Il ne lui manque que la parole.
Journaliste
Vous aimez cette machine ?
Granmoun
Oui ! Disons qu’elle est comme ma femme. Je la regarde comme je regarde ma femme, même si elle est vieille. Mais je regrette pour elle…
(Silence)
Journaliste
Il n’y a plus à La Réunion que trois distilleries flambant neuves et ultraperformantes. Malgré la modernité, les voitures ou les paraboles, quelque chose dans l’île n’a pas changé. Les hommes, sans doute, et leurs croyances. On dit qu’il y a à La Réunion autant de chapelles de mauvais esprits ou de saints que d’habitants. L’une des stars de l’île est, par exemple, Saint Expedit, dont la statue trône au bord des routes. Un saint, à l’origine incertaine, qui n’est pas vraiment reconnu par l’Eglise. Officiellement, Granmoun, lui, est catholique. Officiellement. Entre toutes les religions de l’île, le vieil homme, en fait, n’a pas vraiment fait son choix. Sur un petit terrain qu’il possède près de chez lui, Granmoun entretient deux chapelles, l’une de culte indien, l’autre consacrée au nombreux esprits malgaches ; ceux que ses ancêtres esclaves ont amené avec eux au siècle dernier.
Granmoun
Là-bas, c’est malgache, c’est la religion de ma maman. Ici, c’est la religion de mon père. Ne croyez pas qu’il n’est pas là ! Vous ne le voyez pas mais il est là. Si je fais une cérémonie pour maman et si je ne fais rien pour lui, il est jaloux ! Alors, il dit que je ne pense qu’à maman, je ne pense pas à lui et il m’envoie la malédiction et cette malédiction retombera sur mes enfants !
(Bruit)
Granmoun
Si vous avez un problème, si votre pied vous fait mal, vous buvez une tisane, vous faites une prière, vous causez avec eux, quand vous rentrez chez vous, la douleur est partie ! Vous causez avec lui, vous serez servi, c’est pareil avec lui et avec lui aussi ; il est petit, lui, mais il est encore plus sérieux ! Mais ce ne sont que des intermédiaires avec Dieu, parce qu’il n’y a qu’un Bon Dieu au ciel, un seul ! Il est là, il n’y a qu’un Dieu !
(Bruit)
Journaliste
Granmoun et sa tribu, ses 13 enfants et ses 72 petits-enfants. Chaque jeudi, avec quelques uns d’entre eux, il vient au terrain pour chanter et danser.
(Musique)
Journaliste
Car Granmoun n’a pas seulement conservé les croyances et les rites de ses ancêtres, il joue surtout leur musique, le maloya.
(Musique)
Journaliste
Né aux portes des usines, le maloya est issu du métissage des chants d’esclaves venus de Madagascar et de l’Afrique. Musique noire, musique rebelle, mal vue par les grands blancs de l’île et les autorités. Jusqu’en 81, il y a 20 ans à peine, le maloya était interdit ; celui qui battait le rouleur, le tambour local, était passible d’une amende. Granmoun, lui, dit ne pas faire de politique mais vénère pourtant François Mitterrand, celui qui, en 81, a aboli la peine de mort et autorisé le maloya.
Granmoun
Mitterrand a dit, si un homme se bagarre, s’il en tue un autre, condamnez-le comme vous voulez, à perpétuité, si vous voulez. Mais les gens ne sont pas des volailles ! Jetez la guillotine, jetez-moi ça, et il l’a jetée ! Pour le tambour, le rouleur, il a dit, qu’il soit noir, jaune, gris ou blanc, chacun a droit à sa musique !
(Bruit)
Journaliste
Interdit il y a peu, le maloya est aujourd’hui une des fierté des habitants de l’île. Chez Granmoun, dans son quartier de Bras Fusil, il est même enseigné. C’est son fils, Willie, qui est chargé de transmettre l’héritage.
(Bruit)
(Musique)
Willie
Moi, je suis né dans le quartier, à l’époque, on jouait le maloya en cachette, sinon, comme dit Granmoun, on payait une amende. Et maintenant, les jeunes jouent le maloya, c’est important de le transmettre aux autres générations.
Inconnu 1
Moi, je préfère jouer du maloya que faire autre chose.
Journaliste
Pourquoi ?
Inconnu 1
C’est amusant, et au lieu de se battre, on vient se défouler sur les rouleurs, les congas.
(Musique)
(Bruit)
Journaliste
Depuis 81, Granmoun a donc rouvert les chapelles de ses ancêtres, il a repris ses rituels. Et depuis, ils sont sans cesse plus nombreux à venir, à prier les ancêtres, à laisser l’esprit entrer en eux.
(Musique)
Journaliste
Une fois l’an, Granmoun et les siens dédient une journée à leurs ancêtres malgaches. Sur le terrain familial et à la maison, tout le monde y participe. Ce soir, une centaine d’invités sont attendus.
(Bruit)
Journaliste
Pour chacun, du dernier-né au plus vieux, ce jour est le plus important de l’année.
Inconnue 1
C’est un peu comme quand on souhaite la bonne année, on dit toujours, bon ben, bonne chance pour la nouvelle année et tout, ben, c’est pareil. Ça, c’est comme la nouvelle année pour nous. Avant, il y avait grand-mère qui faisait ça, grand-père, et puis bon ben, maintenant, c’est une suite. C’est une suite, aujourd’hui, c’est Granmoun et puis plus tard, ce sera les enfants.
(Bruit)
Journaliste
Commencée au lever du soleil, la fête durera toute la nuit. Quand tous les invités sont là, on sert le grand repas. Tout le monde adore ces retrouvailles, on y oublie tout, les fâcheries, les jalousies, les colères des uns et des autres.
(Bruit)
(Musique)
Journaliste
Des heures durant, on se laisse ensuite aller au son du rouleur, du triangle ou du kaiamba. On se confie aux prières de Granmoun et aux esprits des ancêtres.
(Musique)
(Bruit)
(Musique)
Inconnue 2
D’habitude, je le fais tous les ans,
Inconnue 3
On nous invite,
Inconnue 2
La semaine passée, on en a fait un. Mais ma jambe me fait mal, c’est l’arthrose. Je fais attention, j’ai peur de tomber.
Inconnue 3
Quand on est vieux, à 80 ans, on doit faire attention.
Inconnue 2
Moi, je ne les ai pas encore…
(Musique)
Journaliste
Aux premières lueurs du jour, quand la plupart des invités sont partis, Granmoun et les siens entonnent Soleillé , un dernier chant en l’honneur du soleil. Le clan a honoré les esprits, le soleil peut revenir, la vie peut continuer. Ironie de l’histoire, le maloya, jadis interdit, est aujourd’hui très à la mode. Granmoun, le petit ouvrier des champs de cannes est devenu une star dans l’île, héros d’une musique qu’il a défendue toute sa vie. Les ancêtres et leurs esprits, c’est sûr, peuvent aujourd’hui être fiers de lui.
(Musique)